Sa majesté des mouches, de William Golding, est une œuvre très différente de la précédente. L’histoire commence par le crash d’un avion avec de jeunes garçons a bord (réfugiés fuyant l’Angleterre pendant les bombardements de la Deuxième guerre mondiale) sur une île tropicale. Les enfants, se trouvant seuls sur l’île, créent leur propre système de gouvernement. Au début tout va bien, mais peu à peu la violence et la peur, ainsi qu’une idéologie quasi-religieuse, prennent le dessus. Finalement, un des garçons est tué par la foule. Le meurtre, loin de mettre fin au désastre, est incorporé à l’idéologie de ceux au pouvoir, et la violence s’intensifie. À la toute fin du roman, lorsqu’un bateau de la marine anglaise leur vient en aide, les enfants ont presque complètement perdu le placage de la civilisation.
Examinons les idéologies qui apparaissent dans les deux œuvres, en commençant par le roman de Mishima. La philosophie des enfants dans la bande à laquelle appartient Noboru est quasi-nihiliste. Elle a été élaborée par le chef, un enfant riche, dont les parents ne se soucient guère. Celle-ci a été prise à cœur et approuvée par les autres membres de la bande. Leur idéologie est centrée sur quatre choses. Premièrement, leur supériorité sur tout autre membre de l’espèce humaine : « ils avaient tenu leur réunion habituelle pour discuter de l’inutilité de l’espèce humaine, du non-sens qu’est la vie. » p 55. Deuxièment, la dureté de leurs cœurs : « dans son groupe, on pratiquait le précepte « Ne faire preuve d’aucune passion » » (p. 60). Troisièmement, le vide du monde : « les idées du chef sur le vide écrasant du monde » (p. 62). Finalement, leur philosophie exige la violence, le sang comme solution au « vide écrasant » du monde et au non-sens de la vie. Un jour, le chef se procure un chaton et ordonne à Noboru, ou N°3 comme l’appelle le chef, de tuer le chaton : « le chef prétendait que de tels actes étaient nécessaires pour combler les grandes vides du monde. Il disait que rien d’autre ne pouvant y parvenir, le meurtre remplirait ces vides de même qu’une fêlure remplit un miroir. Par là ils se rendraient maîtres de l’existence. » (p. 63). Loin de se contenter du meurtre du chat, le chef va convaincre la bande qu’un sacrifice humain est nécessaire : « Il faut du sang! Du sang humain! Sinon ce monde vide blêmira et finira par se ratatiner. Nous devons prendre le sang frais de marin et le transfuser à l’univers qui se meurt, » (p. 170). Les autres membres de la bande se laissent emporter par les convictions du chef et conspirent au meurtre de Ryûji.
L’idéologie des enfants dans Sa majesté des mouches n’a presque rien en commun avec celle de la bande de Noboru, sauf l’exigence d’un meurtre. Une quasi-religion, naissant de la peur qu’éprouve la foule et du désir envers le pouvoir qu’éprouve leur chef, est complètement opposée à la philosophie qu’on retrouve chez Mishima. Cependant, dans les deux cas, le meurtre d’un être humain est précédé par un acte de brutalité contre un animal. Chez Mishima, c’est le chaton, chez Golding, c’est un cochon que les enfants tueront pour ne pas mourir de faim, mais la mort duquel crée un appétit insatiable pour la violence : « À mort le cochon. Qu’on l’égorge. Que le sang coule. » (p.96). De ce premier meurtre se développe la quasi-religion, ayant des rituels centrés sur la chasse des cochons. Une nuit les garçons croient avoir vu un monstre sur la montagne au milieu de l’île : « Le monstre avait des crocs et de grands yeux noirs. » (p. 176), le chef se sert de cette idée de monstre pour renforcer la peur de sa bande, et, par conséquent, son pouvoir en tant que chasseur et de chef : « Quand on tuera un cochon, on prélèvera une offrande pour le monstre. Comme ça, peut-être qu’il nous laissera tranquilles. » Finalement, la peur du monstre et la soif pour la violence engendre un meurtre. Une nuit, lors d’une fête célébrant une chasse réussie, un des enfants, qui s’était égaré dans la forêt, retrouve le groupe en plein milieu d’une danse rituelle symbolisant la mort d’un cochon. Il est pris par le monstre par les autres enfants et il est tué par eux : « le monstre […] tomba du rocher. […] Aussitôt, une lave vivante coula à sa suite sur la murette rocheuse, recouvrit le monstre et, avec des cris inarticulés, se mit à frapper, à mordre, à déchirer. » (p. 216).
Il semble évident que dans les deux cas, aucun des enfants seul n’aurait pu ou n’aurait voulu commettre un meurtre, mais placé dans le contexte du groupe et derrière le masque d’une idéologie, la chose est devenue permise. Dans le roman de Mishima, les garçons croient, que le meurtre du marin est justifié à cause de ses « crimes » et même qu’elle soit une bonne chose, selon la philosophie du chef. Dans l’œuvre de Golding, la peur mène les enfants à ne former qu’une masse, une chose n’ayant rien en commun avec les individus qui la formait, une véritable « lave vivante ». Le lendemain matin, quelques garçons dans Sa majesté des mouches – les garçons qui adhèrent le moins à l’idéologie du chef – prétendent qu’ils n’ont pas participé au meurtre. Sans le support de la folie de la mentalité de la foule, ils ne peuvent pas supporter la notion du meurtre.
Les différences ainsi que les similarités entre ces deux œuvres marquent le danger que pose cette capacité humaine pour une sorte de concordance aveugle avec un groupe, ou avec un chef dont on souhaite plaire. Ils marquent également le danger de trop penser, et de s’éloigner de la réalité, comme la bande d’enfants chez Mishima; ou de ne pas assez penser, et de laisser ses instincts prendre le dessus, comme les enfants dans l’œuvre de Golding.
Références
GOLDING, William. Sa majesté des mouches, 1954. Éditions Gallimard, 1956, pour la traduction française (traduit de l’anglais par Lola Tranec-Dubled), Éditions Gallimard, 1987, pour la présente édition
MISHIMA, Yukio. Le marin rejeté par la mer. Kodansha, 1963, Éditions Gallimard, 1968, pour la traduction française. (traduit du japonais par G. Renondeau)
Comparaison des idéologies dans Sa majesté des mouches de William Golding et Le marin rejeté par la mer de Yukio Mishima.
Littérature Mondiale (LM1)
1254 mots
Boris Vander Seypen
Le 20 février, 2007
Le Collège Français