Exprimé de cette manière, l’abandon du travail est donc un moyen pour Aschenbach d’atteindre le summum de la qualité.
Dans La Vie est Ailleurs Jaromil, lui aussi artiste ou plus particulièrement poète, présente deux caractéristiques intéressantes dans notre discussion.
Tout d’abord, le fait qu’il soit un poète « d’emblée » et d’autre part, sa persévérance dans l’écriture. Le poète, homme communément respecté, est critiqué dans l’œuvre de Kundera, et l’on remarque fortement la moquerie du narrateur à ce sujet. Avant même d’en commencer la lecture, en lisant le titre des parties de l’œuvre, nous pouvons percevoir la critique du narrateur envers ce statut de « poète ». « Le poète naît » frappe déjà. En effet, comment peut-on savoir qu’un nouveau né va être poète ? La réponse viendra au cours de la lecture. On devine ainsi que c’est le désir de sa mère de faire de Jaromil un poète. Elle a fait des études de lettres n’ayant pas abouti, et reporte ses ambitions inassouvies sur son enfant. Jaromil deviendra « poète » pour obéir à sa mère. Ce ridicule initial, le poursuivra jusqu’à la fin de sa vie. D’autres titres blâment Jaromil en particuliers mais également les poètes en général. Les titres tels que « le poète se masturbe » ou « le poète est jaloux » et « le poète court » ont tous un caractère péjoratif. En formulant ces titres de cette façon, le narrateur peut ainsi laisser le lecteur libre de sa propre compréhension. En effet, il y a deux interprétations possibles : l’une étant de ne considérer que Jaromil sous la dénomination de « poète », et l’autre, étant d’associer le terme « le poète » à un autre poète tel que Lermontov ou Rimbaud auxquels le narrateur fait également référence dans le récit, ou n’importe quel autre poète. De cette façon, le mot « poète » est associé au vocabulaire péjoratif, ce qui accentue la critique.
La persévérance de Jaromil pour l’écriture devrait également être louée, mais, une fois encore, le narrateur attire l’attention du lecteur vers les aspects négatifs et condamnables : c’est sa famille et tout particulièrement sa mère, qui, dès sa plus tendre enfance et tout au long de sa courte existence le force à le rester. Jaromil manque de personnalité et de caractère. De plus, grâce à une réflexion qui s’apparente à une psychanalyse, le narrateur entreprend de démontrer que tous les poètes sont méprisables.
« Regardons […] Jaromil […]. Derrière lui s’étend le monde clos de son enfance et devant lui, […] le monde des actes, un monde étrangers qu’il redoute et auquel il aspire désespérément. Ce tableau exprime la situation fondamentale de l’immaturité ; le lyrisme est une tentative de faire face a cette situation : l’homme expulsé de l’enclos protecteur de l’enfance désire entrer dans le monde, mais en même temps, parce qu’il a peur, il façonne à partir de ses propres vers un monde artificiel et de remplacement. »
Le narrateur, très présent et ironique, commence donc par critiquer Jaromil puis condamne la poésie en général en montrant que les poètes l’utilisent pour se protéger du monde extérieur et faire face à l’immaturité qui leur est propre. De la même façon, il compare le monde clos que le poète se crée, au ventre maternel duquel il refuse de sortir pour se protéger. Son acharnement à l’écriture constitue donc sa peur de faire face aux réalités de la vie d’adulte, ce qui, d’après cet exemple, fait de lui et de tous les poètes, la cible du narrateur.
L’utilisation de nuances négatives dans l’éloge ainsi que de nuances positives dans le blâme, les rend plus authentiques. C’est le procédé qu’utilisent les deux auteurs dans leur œuvre et le portrait physique a son rôle a jouer dans cette observation.
Dans l’œuvre de Thomas Mann, Aschenbach a un « front raviné [comme] couvert de cicatrices » et « des joues maigres creusées de sillons4 ». Malgré ces détails, Aschenbach apparait toujours comme un personnage sympathique. De même, son portrait moral n’est pas uniquement laudatif. « Il n’est guère d’artiste qui n’éprouve naturellement une voluptueuse et perfide disposition à consacrer l’injustice qui engendre la beauté, à s’incliner avec sympathie devant des faveurs aristocratiquement dispensées ». Les mots « perfide » et « injustice » à connotation péjorative sont ici utilisés pour nuancer l’éloge fait par le narrateur. Beaucoup d’artistes admirent ou acceptent cette injustice dans la distribution de la beauté. Aschenbach et bien d’autre « consacrent » cette injustice et ainsi, Aschenbach en profite.
Bien que ce procédé soit moins fréquent pour la critique, l’utilisation de nuances positives peut également servir au blâme et c’est ce que l’on peut observer dans l’œuvre de Kundera. Contrairement à Aschenbach, Jaromil est l’objet d’une description physique très détaillée qui pourrait presque paraitre élogieuse. Il avait « un joli nez fin et un petit menton légèrement rentré ». Cette description toute fois s’appliquant à un homme adulte, qui plus est, désire toujours paraitre le plus virile possible, le ridiculise et détériore l’éloge. Donc, même pourvu de détails valorisants, le portrait de Jaromil est dépréciatif bien que celui d’Aschenbach, parfois dégradant, donne un ensemble plutôt sympathique.
Dans les deux œuvres, un travail de persuasion est effectué par les narrateurs. Kundera dénonce le caractère méprisable de Jaromil par le moyen de la poésie et Thomas Mann innocente Aschenbach par ce même moyen. Mais le lecteur se laisse-t-il convaincre ? Le but des narrateurs est-il atteint ? Apollinaire disait que « ceux qui se livrent au travail de la poésie font quelque chose d’essentiel […] de divin. » Sans aller jusque là, le lecteur peut hésiter à accepter la théorie de Kundera. Le lecteur prend en effet parti contre Jaromil, et celui-ci parait antipathique. Mais comment ? Et pourquoi ? Cette impression ne viendrait- elle pas plutôt de raisons autres que son métier de poète ? Aschenbach en revanche semble sympathique pour certains lecteurs. Le but de Thomas Mann est donc atteint puisque le lecteur est convaincu qu’Aschenbach est innocenté par son caractère d’artiste qui ne lui donne pas le choix et donc l’oblige à admirer Tadzio. Aschenbach est également un personnage touchant par sa discipline, et par son acceptation de la mort.
Les deux romans utilisent tous les deux les mêmes procédés pour retourner les valeurs présentées par le narrateur, et permettent ainsi à l’auteur d’arriver à un but précis. Par ce retournement, l’utilisation des nuances positives et négatives, et enfin par les réactions espérées du lecteur, les deux auteurs peuvent ainsi faire passer un message. Kundera attaque ainsi les poètes en général en pointant leur immaturité. Thomas Mann en revanche, utilise le statut d’artiste pour valoriser un personnage qui communément aurait été montré du doigt. Ce que Thomas Mann utilise pour défendre son personnage, le fait d’être artiste, Kundera l’utilise pour incriminer Jaromil. C’est donc là toute la force de la littérature qui a le pourvoir de traiter un seul fait, dans ce cas le fait d’être artiste, dans un sens ou dans l’autre.
Bibliographie
Apollinaire, Guillaume. Lettre du 18 janvier 1915 extrait de Lettres à Lou. Gallimard, 1990
Kundera, Milan. La vie est ailleurs. Collection Folio, 1973
Mann, Thomas. La Mort à Venise. Collection Livre de Poche, 1971
La Mort à Venise, Thomas Mann, Livre de poche p45
La Mort à Venise, Thomas Mann, Livre de poche p51
La vie est ailleurs, Milan Kundera, Folio, p330
La Mort à Venise, Thomas Mann, Livre de Poche, p31
La Mort à Venise, Thomas Mann, Livre de Poche, p46
La vie est ailleurs, Milan Kundera, Folio, p147