Lorsque Chypre a obtenu son indépendance de la Grande Bretagne en 1960, les Britanniques ont imposé une constitution garantissant des mesures de partage du pouvoir entre la majorité grecque et la minorité turque. Ces mesures, qui visaient entre autres à protéger la minorité turque, attribuaient en fait à cette dernière un pouvoir disproportionné par rapport à son poids démographique (ne représentant que 18 % de la population, ce groupe disposait de 30 % des sièges au parlement). Les dispositions constitutionnelles étaient si compliquées que l’île était pratiquement ingouvernable et le veto accordé à la minorité turque rendait impossible toute modification constitutionnelle. La guerre civile a rapidement éclaté en 1963.
Dès 1964, l’ONU a déployé une opération de maintien de la paix à Chypre, l’UNFICYP, pour mettre un terme aux heurts intercommunautaires. Cependant, le Secrétaire général de l’ONU, U Thant, a fixé des objectifs limités au mandat de l’ONU, car il désirait voir les Chypriotes régler eux-mêmes leurs différends. Les parties chypriotes ont remis en cause l’impartialité de l’ONU, qui n’a, en fait, que calmé le jeu sans réussir à résoudre le problème. En 1974, le conflit civil chypriote a pris une dimension résolument régionale lorsque la dictature militaire de la Grèce, alors au pouvoir, a appuyé un coup de force orchestré par des militants chypriotes grecs partisans de l’enosis. Ceci a poussé la Turquie à envahir le nord de l’île. Plusieurs milliers de personnes ont alors été déplacées et Chypre est depuis divisée en une zone grecque, où résident aujourd’hui 650 000 personnes, et turque, habitée par 180 000 personnes (dont un peu plus de 100 000 colons turcs). Avec moins du quart de la population de l’île, les Chypriotes turcs détiennent aujourd’hui 37 % de la superficie de l’île.
Après s’être donné le nom d’ « État fédéré chypriote turc » en 1975, les autorités turques de la portion nord de l’île ont été incapables de clarifier la nature de leurs rapports avec le gouvernement grec de Chypre. En 1983, le gouvernement autoproclamé a fondé la République turque de Chypre Nord (RTCN), dont seule la Turquie a reconnu l’indépendance. Les relations entre les deux entités chypriotes sont restées depuis inchangées, l’impasse constitutionnelle perdurant jusqu’à aujourd’hui.
En novembre 2002, le Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, a présenté un plan de paix qui vise à transformer l’île en une fédération largement décentralisée. Ce plan prévoit une formule de partage du pouvoir pour le gouvernement central, lequel aurait notamment autorité en matière de politique étrangère. L’île porterait désormais le nom d’ « États-Unis de Chypre », suivant un modèle fédératif largement inspiré de la Confédération helvétique. Même si le plan Annan offrait de trancher un vieux débat, à savoir si Chypre devrait constituer une fédération ou une confédération, il a été rejeté par les parties chypriotes au printemps 2003.
Les Nations unies opèrent toujours dans l’île une force de maintien de la paix de 1200 soldats, déployés le long de la « ligne verte » séparant Chypre en deux. La Turquie maintient son lien de protection envers la minorité chypriote turque, notamment par le déploiement de près de 30 000 militaires dans la RTCN, tandis que la Grèce maintient 5000 soldats dans le secteur sud.
Les derniers développements
Deux événements récents laissent entrevoir une lueur d’espoir pour le processus de paix chypriote : la formation d’un nouveau gouvernement dans la RTCN et la relance du processus de négociation.
D’abord, le 14 décembre 2003, des élections ont été tenues dans la partie turque de l’île. Les résultats du scrutin étaient inédits : malgré la victoire de justesse du camp proeuropéen et favorable à la réunification, les camps pour et contre la réunification ont chacun obtenu 25 sièges au parlement (constitué de 50 sièges). Après un mois de tractations, aucun parti n'arrivant à atteindre la majorité, l’intervention de la Turquie a été nécessaire. Le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a invité les partis nord-chypriotes opposés au processus de paix à revoir leur position et à participer à une coalition avec le camp favorable à la réunification. Il s'est aussi prononcé pour la reprise des négociations sur le plan Annan, pourtant qualifié de «suicide» tant par l'armée nationaliste turque que par le président chypriote turc Denktash. Suite aux pressions turques, un gouvernement pro-réunification a finalement été formé au nord de l'île en janvier 2004, mais l'intransigeant Denktash reste à son poste de négociateur, les partis voulant son départ n'ayant pas la majorité nécessaire au parlement pour le destituer. Denktash, qui dirige la partie turque de Chypre depuis la partition, est considéré comme le principal responsable de l’échec des précédentes tentatives de réunification de l’île.
Le second événement est survenu le vendredi 13 février, au quartier général de l’ONU à New York, où Kofi Annan a annoncé que les dirigeants chypriotes grec et turc acceptaient de négocier rapidement un accord de paix devant être proposé à leur population respective par voie référendaire le 20 avril 2004 – soit dix jours à peine avant que le secteur grec (ou toute l’île en cas d’accord) ne se joigne à l’UE. Les nouvelles négociations, qui ont débuté le 19 février, doivent se baser sur le plan de paix que Annan avait présenté en 2002.
Selon les termes de l’accord du 13 février, parce que les négociateurs grec et turc ne sont pas parvenus à une entente avant le 22 mars, les gouvernements de la Turquie et de la Grèce ont été appelés à se joindre aux négociations pour une semaine de négociations intensives. S’il n’y a toujours pas d’entente avant le 29 mars, Kofi Annan aura le mandat de rédiger la proposition finale. Dans tous les scénarios envisagés, il y aura un référendum auprès de la population.
Perspectives
Dans la mesure où les Chypriotes grecs sont désormais assurés de faire partie de l’UE, ils ressentent moins fortement que leurs compatriotes turcs la nécessité d’arriver à un accord. D’après un sondage mené par l’Institut CSB et publié par le quotidien chypriote Simerini le 20 février, les Chypriotes grecs rejetteraient majoritairement – à 61 % – le plan de réunification proposé par l’ONU dans sa version actuelle et 67 % d’entre eux considèrent que le plan n’est même pas viable. Considérant que les Chypriotes grecs forment les trois quarts de la population de Chypre, ce sondage augure mal pour la réunification de l’île.
Les proportions sont inversées du côté turc, où les deux tiers des habitants sont favorables au plan Annan. Localement, les variations sont toutefois importantes selon le village habité. Le plan Annan prévoit en effet que la RTCN doit restituer à la partie grecque 8% du territoire chypriote et permettre le retour de 80 000 réfugiés chypriotes grecs. La restitution des propriétés est l’une des clés des négociations actuelles et l’application de ce plan pose en fait la question de savoir si les deux communautés sont aujourd’hui prêtes à cohabiter, voire à s’entremêler de nouveau après 30 ans de séparation.
Si la population chypriote rejette le plan de paix lors du référendum d’avril prochain, l’UE serait alors dans une situation inédite : à partir de mai, une partie d’un pays membre, Chypre, serait occupé par un État candidat, la Turquie. En cas d’échec, les parties turques porteraient le plus lourd tribut à payer. Le secteur turc de l’île serait encore plus isolé sur la scène internationale qu’il ne l’est actuellement et, considérant que les Chypriotes grecs bénéficieront désormais d’un droit de veto à tout élargissement de l’UE, la Turquie pourrait voir s’amenuir ses chances d’accéder à l’UE dans un éventuel prochain élargissement. Ankara est bien consciente de cet enjeu, ce qui explique les pressions qu’elle a exercées sur la RTCN pour la formation d’un gouvernement ouvert au dialogue interchypriote. Avant de donner sa caution, la Turquie cherche néanmoins à faire respecter certains principes, à savoir que tout accord à propos de Chypre entérine le principe de la coexistence de deux communautés ethniques, lui reconnaisse un rôle de garant et autorise la présence continue de soldats turcs sur l’île.
Pour aller plus loin : suggestions de liens Internet
Republic of Cyprus, (site officiel), <http://www.cyprus.gov.cy/cyphome/govhome.nsf/Main?OpenFrameSet>.
« Road to Reconciliation : Cyprus 2004 », Peace & Conflict Monitor, University for Peace, <http://www.monitor.upeace.org/innerpg.cfm?id_article=146>.
Pour une analyse critique du plan de Kofi Annan : <http://unannanplan.agrino.org/>.
Turkishpress, (perspective turque, couvre fréquemment les questions relatives à Chypre), <http://www.turkishpress.com/turkishpress/>.