L’approche kantienne rejette la version conséquentialiste du droit pour privilégier une approche formaliste. En effet, le concept transcendantal du droit public chez Kant établit un accord entre la morale et la politique. Un individu qui entreprendrait une action en considérant le but visé opterait pour une méthode pragmatique, condamnable selon les lois de la morale. Prenons comme exemple la vision de Rawls et sa théorie de la Justice. Il affirme que le but du droit est de fonctionner de manière la plus objective possible à une échelle universelle. Or, comment arriver à une telle perfection dans le domaine du droit? Rawls effectue une distinction entre les conceptions thick et thin. Si nous considérons le contexte dans lequel est effectué l’action, nous nous plaçons alors dans une vision thick de la réalité. Cependant, si nous considérons l’action en tant que telle, épurée des explications contextuelles, nous optons pour un mode thin. Il est évident que la version thin apparaît neutre en comparaison des descriptions thick, différentes et divergentes. La méthode que propose Rawls est de pratiquer un désengagement contextuel pour arriver à saisir les valeurs thin. Le but est d’obtenir une objectivité désengagée, nécessaire si l’on veut des principes de droit systématisés, précis, unifiés et universels.
L’approche contractualiste choisie par des penseurs tels D. Gauthier ou R. Noziek est fondée sur un postulat de départ voulant que les individus soient nés avec des droits absolus, inaliénables. Afin d’atteindre un certain principe d’équité et de neutralisme, des négociations entre individus rationnels ont lieu. Finalement, on peut noter, parmi les diverses approches neutralistes, la vision marxiste analytique défendue par des analystes modernes tels Roemer ou G.A.Cohen. Le constat est simple : les richesses sont inégalement réparties au sein de la société entre des détenteurs de moyens de production et ceux qui ne peuvent vendre que leur force de travail. Alors que les léninistes traditionnels voyaient que les contradictions inhérentes au capitalisme ne pouvaient se solder que par une révolution à la suite de laquelle émergerait une seule et unique classe, certains penseurs plus récents tels G.A.Cohen ont plus ou moins abandonné l’idée de révolution pour se consacrer à la mise en place d’une conception de la justice, au sein même des pays capitalistes, qui viserait à réduire les inégalités socio-économiques.
Comme on a pu le voir, à travers ces diverses conceptions de la théorie neutraliste, la question de l’objectivité est importante. Il conviendrait de revenir sur cette délicate question de manière à voir si l’on peut effectivement comparer, juger objectivement des valeurs entre elles. Pour cela, une étude scientifique s’impose.
Le théoricien scientifique Kuhn prône l’abandon de la science normale pour une science révolutionnaire, à savoir la guerre successive entre les différents paradigmes. Or, peut-on affirmer qu’un nouveau paradigme de recherche apparaît de façon rationnelle ou simplement par un jeu de chance ou de pouvoir? Alors que la tradition empirique privilégie plutôt le continuum théorique avec l’intervention de la Raison dans l’élaboration de théories, les post-modernistes tels Foucault or Rorty mettent l’accent sur les limites de la raison. Si l’on suit ce cheminement de pensée, les conceptions du droit ne sont pas neutres. Par ailleurs, si l’on regarde la tradition néo-aristotélicienne, on peut voir qu’une dichotomie est faite entre la raison théorique et la raison pratique ou phronesis. Pour comprendre un phénomène, il faut s’engager dans le contexte, connaître toutes ses particularités. On est là aux antipode de la vision de désengagement prônée par Rawls. Or, quelles sont les conséquences politiques d’une remise en cause des bases neutralistes?
Tout d’abord, l’affirmation de l’incommensurabilité des paradigmes a des implications directes : la multiplicité des valeurs est telle qu’il serait illusoire de croire que l’on peut comparer, juger objectivement ces valeurs. Placer une barrière légale risque de constituer une atteinte à la liberté. Il semble effectivement que se réfugier derrière une théorie de la Justice soit significative d’une peur de la liberté. La multitude de choix, de possibilité est souvent synonyme de conflit et la liberté est souvent difficile à assumer. Sartre ne disait-il pas que nous sommes condamnés à être libres? Les partisans d’une théorie de la Justice préfèrent certainement se réfugier derrière des règlements formels plutôt que de suivre des valeurs individuelles et plus personnelles. De plus, il apparaît qu’une telle théorie puisse venir en contradiction avec la conception même de la politique. En voulant effectivement formaliser les rapports inter-citoyens avec des règles rigides de droit, le débat politique est absent puisque l’échange des idées ne peut réellement se faire dans le cas où tout est codifié par une théorie préexistante.
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1996
LA JUSTICE DISTRIBUTIVE ( M. WALZER)
Michael Walzer est un partisan du pluralisme politique. Il est notamment célèbre pour s’être fait l’avocat du multiculturalisme qui doit faire contrepoids face aux risques d’un individualisme trop poussé qui pourrait faire éclater la cohésion sociale. En effet, multiculturalisme et cohésion sociale au sein d’un état unitaire sont loin d’être antithétiques. Fidèle à la pensée libérale, il croit notamment en la vigueur de la société civile et aux nombreux groupes d’intérêts qui témoignent du dynamisme social. La thématique de la théorie distributive qu’a développée Walzer est intrinsèquement liée à sa conception d’une personne autonome ( autonomous person ). Voyons quels sont les principaux volets que couvre cette théorie qui différe de l’approche neutraliste de désengagement contextuel prônée par Rawls.
Tout d’abord, il présente une conception particulière de la séparation entre les différentes sphères d’activités qui ont chacun un fonctionnement et une logique interne qui leur sont propres. Les exécutants de la loi doivent tout simplement tenir compte des facteurs qui entrent dans leur sphère de compétence et oublier les facteurs externes qui parasitent un jugement. Cependant, il ne s’agit pas là de la mise en œuvre d’un point de vue neutraliste. La dimension thick est prise en compte mais on reste pourtant dans une articulation assez globale. Le rôle interprétatif revient aux divers politiciens ou agents qui agissent dans leur sphère de compétence en utilisant le cadre conceptuel élaboré par Walzer. De plus, l’accent est mis sur la nécessité de mettre en œuvre le principe de distribution autonome ou autonomous distribution en vertu duquel les divers biens ou services doivent être attribué, non de manière égale entre tous, mais selon le besoin, le mérite ou la capacité de chacun. La séparation des diverses sphères permet de ne pas cumuler les inégalités entre les différents domaines. Pour cette mesure, on peut donc parvenir à une certaine forme d’égalitarisme.
Cependant, quelles sont les responsabilités que Waltzer accorde aux politiciens dans la logique de la justice distributive? On distingue trois différentes activités. Tout d’abord, le politicien doit s’assurer que les diverses ressources qui doit être distribuées, se situent bien dans la sphère correspondante. La polémique peut cependant s’installer puisque Waltzer admet la possibilité de changements en ce qui concerne les prérogatives dans les différentes sphères d’activités. Ensuite, le politicien doit veiller à une distribution autonome et à la non-interférence entre les sphères. Si, par exemple, le bon fonctionnement ne peut pas être maintenu à l’intérieur d’une sphère, des politiques internes peuvent parfois venir corriger la défaillance. Ainsi, les écarts du marché peuvent parfois être corrigés par des politiques interventionnistes étatiques pour assurer le maintien des principes distributifs. Enfin, le politicien doit veiller à l’intégrité du processus distributif et la notion délicate de quantité intervient. L’équation consiste à fournir le minimum pour que le fonctionnement des sphères ne soit pas altéré. Cependant, des dilemmes se posent quant à la répartition des ressources entre les sphères puisqu’un choix doit être fait concernant les priorités que l’on souhaite acorder. Il semble ici qu’un tel élément aille un peu en contradiction avec le principe de la séparation puisque les sphères sont forcément en compétition pour l’allocation des ressources et des choix, qui font souvent appel à une certain raisonnement pratique, doivent être faits. La frontière entre les sphères n’est pas toujours évidente et, bien souvent, le domaine d’activité, de compétences, de prérogatives déborde d’une sphère à l’autre. Les sphères sont même parfois en interaction dans le système. De plus, le cadre conceptuel décisionnel des politiciens peut être remis en cause. En effet, les mesures de justice sociale sont souvent contrecarrées par une autre sphère qui étend ses prérogatives sur de nombreux domaines socio-politiques : la sphère de la richesse, du revenu. Ainsi, il est évident que bien que des immigrants aient le droit à la citoyenneté, des facilités sont accordées pour les investisseurs et des places préférentielles leur sont accordées puisqu’ils apparaissent comme des créateurs d’emplois dans cette société. Dans nos sociétés démocratiques modernes, il apparaît que l’interaction entre les sphères soit plus pertinente qu’une séparation pure et simple entre celles-ci. On pourrait ici prendre exemple de la théorie de David Easton. Selon lui, la réalité intrasociétale désigne, dans une société donnée, les nombreuses interactions entre la sphère politique, idéologique, économique et sociale. D’après une logique systémique, le politique peut intervenir sur son environnement, qui à son tour agit sur le politique. Le politique réagit alors aux nouvelles pressions et décide de modifier ou pas sa conduite politique suivant cette nouvelle réalité. Il semble fort peu probable qu’on puisse en considérant une optique pluraliste, éviter la collision entre les diverses valeurs puisque des choix doivent constamment être faits et tout choix implique des concessions ( trade offs) et par conséquent, une perte plus ou moins grande.
Les pluralistes forts, contrairement à Michael Walzer acceptent le caractère inévitable du conflit et ne reconnaissent pas l’établissement de règles qui viendraient à établir la primauté d’une valeur sur les autres, sans que le processus de compromis ait pu avoir lieu. Isaiah Berlin note effectivement qu’une distinction trop précise entre la vie publique et privée, la politique et la moralité, est vouée à l’échec, aux contradictions. Pour revenir aux diverses sphères, on peut remarquer le danger qui existerait s’il y avait osmose entre les sphères, entre les cercles dirigeants. Ce risque a d’ailleurs été étudié par Mills qui remarque, aux Etats-Unis, le rapprochement entre le pouvoir économique des entreprises et les dirigeants. Le pouvoir est, de plus en plus concentré entre les mains de l’exécutif au détriment du législatif et la multiplication du lobbying entraîne la dépendance des partis politiques envers des groupes influents, non élus. Pouvoir économique, militaire et politique semblent, selon Mills, étroitement imbriqués. C’est pourquoi, contrairement aux apparences, il constate que la démocratie américaine est plus « une démocratie politique formelle qu’une structure sociale démocratique. »
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BIBLIOGRAPHIE
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Walzer, Michael, « La Justice dans les Institutions » in Pluralisme et Démocratie, Ed.
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