ASPECTS FRANÇAIS: LA COLONISATION RAMPANTE
A cet aspect international venait s'ajouter un ensemble de facteurs propres à l'université française, qui la mettaient dans un état de moindre résistance vis à vis de la subversion gauchiste.
Il faut d'abord rappeler que, si avant la guerre de 1939-45, l'université française était modérée et anti-marxiste, les conditions avaient changé depuis 1945.
Certains facteurs sociologiques avaient joué. Avant la guerre, le corps enseignant ne comprenait que des représentants du cadre A (professeurs et maîtres de conférences) ; ceux du cadre B (assistants et chefs de travaux, n'existaient que dans certaines disciplines scientifiques ou médicales. A partir de 1955 environ, pour faire face à l'afflux d'étudiants, on avait multiplié les poste de cadre B. Il y en avait par exemple quatre ou cinq pour un seul du cadre A à la Sorbonne ou à Nanterre en 1968. Naturellement, ce prolétariat universitaire, pour utiliser le vocabulaire de certains syndicats, était plus à gauche que le corps professoral, d'autant plus que les débouchés tendaient à se faire relativement rares.
Un facteur politique avait aussi une notable importance. Pendant la période pétainiste de la guerre, certains enseignants de gauche avaient été victimes de traitements discriminatoires ; ils étaient rentrés en force après 1945, et avaient parfois cherché à leur tour à imposer leur pouvoir.
Le cas le plus curieux et le plus significatif est celui de la physique. Elle était, avant et pendant la guerre, sous l'influence de Georges Claude considéré comme un homme de droite. Après 1945, celui-ci se trouvé éliminé. En même temps, l'Union Soviétique, pour compenser son retard technologique, avait obtenu, du parti communiste français, qu'il prenne en main au maximum, la physique française, de façon à obtenir d'elle des transferts technologiques à son profit. L'opération réussit fort bien, d'autant plus facilement que les patrons de la physique dépendent étroitement de leur personnel de service, parmi lequel l'influence de la CGT communiste est très forte. C'est ainsi qu'on put voir de grands savants français participer aux premières manifestations de 1968 contre le gouvernement, et que, de nos jours encore, les départements de Sciences et surtout de Sciences Physiques sont, en France, fortement pénétrés par l'extrême-gauche. Ce milieu était donc très favorable à la subversion marxiste.
L'INQUIÉTUDE ÉTUDIANTE
On a beaucoup parlé de l'inquiétude des étudiants comme facteur ayant contribué à déclencher les événements de mai 1968. Effectivement, si on ne doit pas l'exagérer, on ne doit pas non plus le négliger. Il prenait deux formes : l'une générale, l'autre particulière.
La cause générale tient à l'augmentation trop rapide du nombre des étudiants. Alors qu'il était de 60.000 en 1938-39, de 150.000 en 1955-56, de 280.000 en 1962-63, ce nombre avait bondi à 605.000 en l'année 1967-68 ; la France avait à elle seule autant d'étudiants que l'Angleterre, l'Allemagne Fédérale et la Belgique réunies ! Ce phénomène était dû à deux causes principales : la totale gratuité de l'enseignement supérieur ; le droit, pour tout bachelier, d'entrer à l'Université sans autre examen ni contrôle (1).
Conscients que leur nombre était supérieur, dans beaucoup de domaines, à celui des débouchés, certains étudiants (surtout dans des disciplines comme la sociologie, où le déséquilibre était grand, et où quelques professeurs eux mêmes le soulignaient parfois exprès pour inciter à la révolte) songeaient à des bouleversements sociaux qui leur auraient ouvert de nouvelles carrières d'animateurs sociaux par exemple. Deux vastes colloques sur l'université, celui de Caen, en novembre 1967, et d'Amiens, en mars 1968, avaient agité ces idées ; largement soumis à l'influence des scientifiques de gauche, ils avaient aussi proposé des formules d'auto-gestion qui furent reprises par les agitateurs de 1968. Plus précisément, même, des liens s'étaient noués entre certains leaders d'extrême-gauche (Alain Geismar, maoïste, secrétaire général du SNE Sup, Syndicat National de l'Enseignement Supérieur, d'extrêmegauche ; Herzberg ; Sauvageot, président de l'UNEF, Union Nationale des Etudiants de France, passée à l'extrême-gauche depuis la guerre d'Algérie) et des hommes politiques tels qu'Edgard Pisani, gaulliste qui se rallia à la gauche en mai 1968.
Un autre facteur, conjoncturel mais non négligeable, ajoutait un élément pernicieux à l'atmosphère de cette période. En 1966, le ministère Christian Fouchet avait remplacé l'ancien système en vigueur dans l'université française, celui des certificats attestant que l'étudiant a acquis un certain niveau dans une discipline, (quatre certificats conférant une licence), par un système d'années d'études (deux pour le premier cycle, deux pour le second, deux ou plus pour le troisième cycle), inspiré des systèmes allemands ou américains. Le passage d'un système à l'autre devait se faire par un jeu d'équivalences ; ces équivalences, compliquées, mal conçues, faisaient parfois perdre aux étudiants une année d'étude, et de toute façon les gênaient et les inquiétaient. Bien entendu, les agitateurs d'extrême-gauche tirèrent le meilleur parti possible de cette situation.
LES ÉVÉNEMENTS DE NANTERRE
Si certaines conditions défavorables existaient dans l'université française, la situation d'ensemble était loin d'être tendue. Les agitateurs étaient isolés : ainsi, les situationnistes de Strasbourg, inspirés par le SDS allemand. La grande masse des étudiants parisiens était calme. Le détonateur vint de Nanterre.
(1). Au contraire, l'admission dans les "Grandes Ecoles" (Polytechnique, Centrale, Hautes Etudes commerciales, écoles d'ingénieurs) est subordonnée à un concours d'entrée. C'est ce qui explique que les diplômes décernent ces écoles sont beaucoup plus appréciés que les diplômes des universités.
La faculté des Lettres et Sciences humaines de Nanterre avait été ouverte en octobre 1964 pour décongestionner la vieille Sorbonne, qui, pour les Lettres et Sciences humaines seulement, devait finir par abriter 40.000 étudiants, ce qui dépassait les capacités d'accueil, limitées par l'exiguïté de ses locaux du Quartier Latin.
De la même manière, la Faculté des Sciences de Paris avait été doublée par une autre Faculté des Sciences à Orsay, au sud de Paris, tandis qu'une université entière avait été également ouverte, peu de temps auparavant, à Orléans, à 100 km au sud de Paris. Mais, tandis qu'Orsay, solidement prise en main par le parti communiste, s'était contentée de constituer un bastion où régnait l'ordre à la façon des universités de l'Europe de l'Est, Nanterre devait, par une conjonction de facteurs, devenir un foyer de désordres et allumer une révolution.
Les causes de l'insatisfaction à Nanterre étaient diverses. La Faculté avait été construite dans une banlieue peu attrayante, surtout célèbre par ses bidonvilles. Les étudiants y étaient envoyés d'autorité, d'après leur domicile. C'étaient surtout des fils et filles des arrondissements bourgeois des XVème et XVIème arrondissements, qui souvent découvraient la misère de ces bidonvilles avec un sentiment de culpabilité, soigneusement entretenu par les agitateurs d'extrême-gauche. D'autre part, le noyau formateur de Nanterre, cinq ou six professeurs élus par l'ancienne Sorbonne, était en majorité d'extrême-gauche. La raison en est simple : ils s'étaient trouvés seuls volontaires pour quitter la Sorbonne au profit de Nanterre, et ils l'avaient fait pour des raisons idéologiques. Le philosophe Paul Ricoeur, le plus connu d'entre eux, avait ainsi annoncé qu'il fonderait une faculté de critique et de contestation sociale. D'autres professeurs, choisis ensuite par ce noyau initial, étaient en partie des médiocres animés d'un sentiment de jalousie envers la Sorbonne, qui ne les avait pas accueillis, et d'une ambition qu'ils voulaient satisfaire à tout prix. Non seulement ces enseignants s'opposèrent à toutes les mesures qui auraient pu faire reculer les enragés, mais ils communiquèrent de fausses informations aux étudiants, allant jusqu'à répandre le bruit que l'administration faisait des fiches de police sur certains d'entre eux pour les éliminer aux examens.
Dans ce milieu favorable, des groupes révolutionnaires s'organisèrent autour d'un meneur, Daniel Cohn-Bendit, de nationalité allemande, et de ce fait même, considéré comme intouchable (1). Sous son impulsion et celle du professeur Henri Lefebvre, exclu du parti communiste mais considéré comme un pape du marxisme moderne, l'UNEF et spécialement les étudiants de sociologie lancèrent des grèves contre la réforme Fouchet ; par la violence, ils imposèrent au doyen Grappin la constitution de commissions paritaires (moitié étudiants, moitié enseignants) qui tombèrent presque immédiatement aux mains des révolutionnaires. Une campagne fut engagée pour dénoncer la prétendue ségrégation sexuelle dans les cités universitaires. Un ministre, François Missoffe, qui vint inaugurer, le 8 janvier, la piscine de l'université, fut délibérément insulté par Cohn-Bendit (2). Au lieu de laisser son collègue de l'intérieur prendre, à l'égard de Cohn-Bendit, une mesure d'expulsion, il intervint en sa faveur, ce qui grandit le prestige et augmenta l'audace du leader anarchiste, qui se vantait, d'ailleurs, de recevoir régulièrement des subsides de l'étranger.
(1). "Nous sommes tous des juifs allemands" fut un des slogans de Mai 1968.
Un pas décisif fut accompli le 22 mars. Sous prétexte de défendre un étudiant arrêté pour les attentats à la bombe contre des entreprises américaines de Paris, Cohn-Bendit créa, à l'imitation du mouvement castriste, le "Mouvement du 22 mars", qui proposait aux divers groupes révolutionnaires des actions communes. Composé, au début surtout, d'anarchistes et de divers gauchistes, le mouvement fut rejoint plus tard par les maoïstes. Il dénonça la récupération de la jeunesse par la société bourgeoise et par l'université, et prépara les manifestations en donnant dans son premier tract la recette des coktails Molotov.
L'année universitaire se serait sans doute terminée tant bien que mal si une décision gouvernementale n'avait amené les révolutionnaires à précipiter les événements. Le 24 avril, le conseil des ministres adoptait un projet, d'ailleurs fort judicieux, qui instituait à l'entrée de l'enseignement supérieur un système relevant à la fois de la sélection et de l'orientation. Le baccalauréat ne donnerait plus automatiquement accès à l'enseignement supérieur. Les étudiants seraient choisis sur dossier par les Facultés. Ceux qui ne seraient pas admis dans les universités se verraient offrir d'autres voies (formation professionnelle ou autres moyens d'éducation). Les secteurs universitaires surencombrés et n'offrant que peu de débouchés (notamment la sociologie, où le nombre d'étudiants inscrits était de quarante fois supérieur au nombre d'emplois prévisibles) verraient naturellement leurs effectifs dégonflés.
Cette perspective était catastrophique pour Cohn-Bendit et le "Mouvement du 22 mars", dont le gros des forces venait de la sociologie. Pour s'y opposer à tout prix, les dirigeants de l'ultra-gauche décidèrent de passer à l'action violente pour susciter des réactions et mobiliser ainsi les étudiants, toujours peu favorables à l'intervention de la police.
Le 25 avril, un militant de la FNEF, coupable d'avoir dit que les Facultés étaient faites pour travailler, est sauvagement frappé et doit être transporté à l'hôpital, Arrêté, Daniel Cohn-Bendit est relaché le soir même. Le 26, les maoïstes de l'Ecole Normale Supérieure se rallient au "Mouvement du 22 mars", et le 28 détruisent minutieusement une exposition organisée par le mouvement Occident (droite) pour soutenir le Sud-Vietnam anticommuniste.
(2). Alain Geismar, secrétaire général du SNE Sup, déclara: "Les étudiants de Nanterre ont développé une action volontairement provocatrice". Et plus précisément, Daniel Ben Saïd, ami de Daniel Cohn-Bendit, dit de lui: "Il fait de la provocation... un pur et redoutable instrument politique".
Le 29 avril, le doyen Grappin cède une salle aux organisations : seuls, évidemment, les gauchistes l'utilisent ; ils organisent deux journées de lutte antiimpérialiste pour entretenir l'agitation. Le 2 mai, huit étudiants reçoivent une convocation à se rendre à un conseil de discipline. L'agitation est telle à Nanterre que le doyen ferme la faculté sine die. C'est ce qu'attendent les hommes de Cohn-Bendit, qui se transportent aussitôt à la Sorbonne.