La pensée de Merleau-Ponty s’avère plus concrète, plus directement enracinée dans l’expérience vécue que celle de Sartre. Il affirme en effet la primauté de l’expérience et l’oppose à la science, qui, selon lui, ne pourra jamais posséder le même sens que le monde perçu car elle en est une détermination ou alors une explication. Par ailleurs, le philosophe reconnaît la nécessité d’octroyer une place à la corporalité puisque la conscience est vue comme dérivant directement de notre corps. La conscience n’est donc plus suspendue car l’être humain est avant tout centré sur son corps, sur une expérience vivante. On peut alors dresser un parallèle entre ce lien conscience/corps et pensée/langage. Merleau-Ponty établit effectivement une identité entre le langage et la pensée puisque le langage, loin d’emprisonner la pensée est vue comme le facteur de sa délivrance. L’opacité du langage traduit d’aileurs bien celle de la perception puisque l’expression définie comme une « déformation cohérente » vise à ajouter à notre expérience sensible une profondeur supplémentaire. Il note que le langage se laisse facilement oublier pour laisser place à une signification la plus transparente possible. Dans cette logique, l’expression correspond donc au stade d’élaboration de notre pensée. Voyons donc en quoi la parole articule l’expérience du sujet au monde et en quoi cela permet une relation plus égale de sujet à sujet en évitant la phase d’objectivisation d’un des interlocuteurs.
Pour Merleau-Ponty, le sens dérive de l’expérience perceptive, d’une humanité expressive et perceptive dont la manifestation est située hors de la conscience. Là se situe une différence majeure par rapport à la conception sartrienne. Sartre en effet faisait reposer le sens sur l’homme, ce qui constituait un fardeau incroyable pour notre conscience. Afin d’éviter cette trop lourde responsabilité, il est préférable de concevoir le sens comme naissant par le langage, langage qui, rappelons le, n’appartient pas à notre conscience. Le sens est alors entre nous puisque nous le partageons, le comprenons. La fonction du langage consiste alors à éviter le face à face aliénant entre le sujet et l’objet en assurant la possibilité d’un dialogue de sujet à sujet. La communication laisse briller la signification et fait oublier les mots qui n’ont ni profondeur ni dimension. Empruntant la théorie des signes à la linguistique sausurienne selon laquelle le signe n’acquiert sa signification que dans l’entre-deux, Merleau-Ponty effectue même une distinction subtile entre « parole parlée » qui correspond au moment d’apparition de la signification, un moment d’après coup, et la « parole parlante » qui équivaut au stade premier de l’expression, de la parole authentique, peu assurée. La théorie du langage est primordiale car elle établit des liens intersubjectifs particuliers :
« Si j’ai affaire à un inconnu qui n’a pas encore
dit un seul mot, je peux croire qu’il vit dans un
autre monde où mes actions et mes pensées ne
sont pas dignes de figurer. Mais qu’il dise un
mot (…) et déjà il cesse de me transcender : c’est
donc sa voix, ce sont là ses pensées, voilà donc le
domaine que je croyais inaccessible. »
Merleau-Ponty a lui-même expliqué qu’il existait un problème lié à l’appréhension d’autrui comme objet. Dans Humanisme et Terreur, il va même jusqu’à affirmer que les problèmes politiques étaient tous issus du fait que, bien que nous soyons tous des sujets, nous traitons autrui en tant qu’objet. On voit donc clairement que l’appréhension de l’autre comme objet peut évidemment avoir des répercussions flagrantes et entraîner un profond malaise social.
On pourrait ici mentionner la réflexion de Deleuze qui parvient à dépasser la conception d’autrui comme objet dans mon champ de perception ou autrui comme sujet qui me perçoit. Pour lui, autrui est assimilé à une « structure de champ perceptif », une sorte de forme a priori qui rendrait possible une perception adéquate.
Cela nous amène à une conception plus radicale d’autrui : la pensée de Lévinas. Les mots-clés de la philosophie sartrienne peuvent être vus comme étant la liberté, la conscience. Pour Merleau-Ponty, l’accent doit être mis sur la corporalité mais le rapport à autrui, la communication sont tout de même abordés dans une perspective nouvelle qui vise à se distancier de la vision de la nécessaire objectivisation de l’autre. Pour Lévinas, autrui revêt une importance encore plus décisive. En effet, pour le philosophe, autrui, l’altérité n’est pas réductible à des éléments conceptuels du Savoir. Il reproche à la philosophie occidentale d’avoir
favorisé l’ontologie ou l’épistémologie tout en ayant négligé l’altérité au profit d’une pensée du Même.
Le dicton populaire « ma liberté s’arrête là où commence celle des autres » insiste sur le respect mutuel nécessaire, l’acceptation de la sphère de liberté d’autrui. Dans cette optique de respect, l’autre ne correspond pas aux autres, indiscernables mais bien à un Autre, être unique qui me fait face et me force à lui répondre, à assumer ma responsabilité. Lévinas souligne d’ailleurs l’importance du langage en tant que lien social fondamental, expression de notre engagement envers l’autre. Seul un contexte social de reconnaissance mutuelle permet d’attribuer un sens au langage. L’autre me précédant, me rendant responsable, je suis interpellé par la demande de l’autre. La conception philosophique qui en résulte est de placer le sujet comme étant obsédé, otage de l’Autre.
Lévinas précise également que, sur un plan plus sociétal, la « collectivité dit nous », en plaçant l’autre à côté de soi et non dans un face à face. Il s’oppose également à Durkeim, à la sociologie selon laquelle les faits sociaux forment une réalité à part entière, dépassant les individus et n’étant pas réductible à la somme des volontés individuelles. Lévinas voit l’autre comme prochain mais sa proximité n’est en aucun cas une « dégradation ou étape de la fusion » La relation à l’autre est qualifiée d’ « asymétrique » car toute rencontre est inégale. Force et faiblesse, loin d’appartenir en tant que telles à l’individu, sont relatives et ne se dessinent qu’au gré de la relation qui s’instaure entre les sujets. Autrui, cependant résiste à toute forme d’appropriation. On peut ici se rapporter à l’exemple de l’amour, l’Éros par lequel je me sens emporter vers et par l’Autre. Cela me permet de m’extraire à ma solitude, à l’anonymat de mon être. Cet exemple illustre le fait que nous avons contact avec cet Autre qui se refuse à toute possession.
La perception d’Autrui par Lévinas est toujours emprunte du respect que l’on doit à celui en face duquel nous nous trouvons fort vulnérables. Le philosophe fait en effet mention du visage, de « l’irruption du visage » et de la double dimension que cela incarne : à la fois notre vulnérabilité au pouvoir de cet Autre et l’interdit, le respect que nous devons accorder à autrui. On peut également noter une différence avec la pensée sartrienne. Comme nous avons pu le voir précédemment, Sartre voit la conscience comme intentionnalité puisque nous sommes toujours conscients de quelque chose. Or, Lévinas introduit une notion nouvelle : la susceptibilité par laquelle le sujet se verrait alors « responsable de sa responsabilité » Il existe donc une responsabilité qui précède tout engagement libre et à laquelle nous ne pouvons absolument pas nous soustraire. Pour Sartre, la condamnation de l’homme à la liberté impliquait la nécessité de faire et d’assumer, de manière responsable, ses choix. En matière de choix, Lévinas présente une vision intéressante puisqu’il mentionne la domination par le Bien, domination qui implique l’impossibilité d’effectuer clairement des choix, non par manque de liberté mais par un désir de non-violence.
Lévinas, en plus de se concentrer sur l’approche concrète d’autrui se concentre sur une notion plus conceptuelle : l’extériorité et plus particulièrement sur l’extériorité sociale qui est à la base de toute relation de personne à personne. Cette extériorité se trouve illustrée dans l’Éros qui est caractérisée par une certaine tension, un certain déchirement entre un rapprochement et une distanciation. Cette tension, ce déchirement se retrouvent entre les humains dans leurs relations intersubjectives car l’intersubjectivité n’est pas neutre et l’Autre nous attire tant par sa ressemblance qu’il nous repousse par sa différence.
Ainsi que nous avons pu le constater, les thèmes de l’existence, de la communication pour aboutir à une pensée d’Autrui se révèlent absolument fondamentaux pour la philosophie contemporaine. On est bien loin du Cogito cartésien où l’homme décide de douter systématiquement de tout pour ensuite se résoudre à une évidence : qu’il pense, donc qu’il est. Le sujet apparaît donc seul, replié sur lui-même. La philosophie moderne a donc fait un pas décisif en instaurant les notions de communication, de rapport à l’autre. Ainsi que nous avons pu le constater, les visions divergent. La vision sartrienne a une perception plutôt aliénante de notre rapport avec autrui puisque autrui est celui qui nous objectivise. Bien entendu, il nous est impossible, en tant que sujet de faire un effort réflexif pour nous dédoubler et nous percevoir comme objet. Cependant, l’existentialisme sartrien a le mérite de ne pas placer le sujet comme un absolu mais en relation avec l’autre. Autrui est vu aussi comme un médiateur indispensable pour que nous puissions atteindre une certaine connaissance à notre égard. En effet, l’intelligence, la beauté ne valent que si ces qualités sont reconnues par autrui. L’intersubjectivité définit le monde de sujets qui tissent de forts liens entre eux. Merleau-Ponty, à travers notamment l’étude du langage met l’accent sur la communication inter-subjective et principalement le fait que le langage se place entre nous et nous permet, par là même un face à face sujet-objet. Avec la philosophie de Lévinas, la notion d’Autrui acquiert une dimension toute particulière car autrui est d’emblée vu comme ce que « moi je ne suis pas » car il existe une différence irréductible entre autrui et moi et, cet autre est obligatoirement un autre que nous même. Ce paradoxe entre l’autre si semblable et pourtant si différent de nous est particulièrement intéressant. Le rapport entre soi-même et l’autre atteint une nouvelle dimension avec la philosophie de J.Ricoeur qui conçoit « soi-même comme un autre » et suggère un double visage de l’identité, une forte imbrication entre l’ipséité et l’altérité, « soi-même en tant que…autre ».
Sartre, J.P., L’existentialisme est un humanisme, Paris, 1970
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, Gallimard, Paris, 1971
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, Gallimard, Paris, 1945
Deleuze, Gilles, La Logique du Sens, Ed. de Minuit, Paris, 1969
Lévinas, E., De l’existence à l’existant, Ed. Vrin, Paris, 1947
Lévinas,E., Humanisme de l’autre homme, Livre de Poche, Paris, 1987
Lévinas,E., De L’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1947
Ricoeur, J., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1992