Littérature & Société                

IV. Le point de vue du lecteur

Introduction

        Qu’est-ce qui fonde la « valeur » de l’oeuvre littéraire ? Plus largement, qu’est-ce qui justifie l’art au regard de la vie sociale ? L’une des réponses les plus intéressantes est sans doute de dire que la littérature et l’art en général trouvent leur raison d’être dans la fonction émancipatrice qu’ils remplissent. René Girard a démontré que les plus grands romans de la tradition occidentale sont ceux qui parviennent à se libérer de l’idéologie qui les fonde, qui contestent les principes sur lesquels la littérature se bâtit. En ce sens, cette vision cultivée de l’art, qu’on peut qualifier de moderniste, postule que la littérature est foncièrement critique ou protestataire, que, telle un serpent qui se mord la queue, elle refuse l’idéologie qui la fait exister pour être l’exercice d’une liberté.

        Dans cette perspective, qui est celle de la culture savante, que faire de la littérature populaire ? Est-elle condamnée au nom de son caractère stéréotypé et aliénant ? Ou bien doit-on modifier les critères d’appréciation et d’évaluation que nous utilisons ? En gros, quel est l’éventail des attitudes possibles ?

1.        L’éventail des attitudes

1.1.        Sources

        L’intérêt pour les littératures et cultures populaires a deux sources. En premier lieu, un romantisme diffus qui, depuis le 19e siècle, est resté relativement actif. Au principe de cette attitude, il y a le mythe du naturel et de la spontanéité qui caractériseraient le « petit peuple » ; à travers cette valorisation d’une culture méprisée, le romantique recherche en fait l’image d’un homme total qui, par une sorte de primitivité, aurait conservé intact une espèce d’instinct du monde et des choses, face à une civilisation moderne peu ou prou dégénérée. Éloge ambigu, donc, en ce qu’il entérine implicitement la hiérarchie en place et se contente de l’inverser, la croyance romantique selon laquelle les vérités essentielles résideraient dans l’art naïf du peuple reste aujourd’hui encore à la base de toutes les valorisations du « populaire », compris à la fois comme populus (le peuple-nation) et plebs (le peuple-classe inférieure de la société), ce qui représente une confusion lourde de conséquence.

        L’autre source importante de cette attention que la sociologie moderne porte aux cultures populaires est le marxisme, qu’il convient de mentionner ici pour son apport théorique. Comme on l’a vu, Marx s’est intéressé dès l’origine à la littérature qualifiée de populaire, et ce de façon nettement critique. La raison en est limpide : le credo marxiste veut que ce soit l’organisation de la production (les rapports du capital et du travail) qui règle et détermine les rapports de domination au sein de la société ; la culture, qui est intégrée dans la notion plus large d’idéologie, est une élaboration secondaire de ces rapports de production et représente l’instrument intellectuel par lequel un groupe dominant retranscrit sa domination. En ce sens, la culture dominante est la culture des dominants et c’est en tant que culture des dominés, donc dominée, que Marx et ses continuateurs se sont intéressés à la littérature populaire. L’apport du marxisme est donc double : d’une part, son matérialisme lui permet de rompre avec la conception traditionnelle et abstraite de la culture comme norme universelle et non connotée socialement. De l’autre, il met en évidence tous les phénomènes de domination qui s’exercent dans ce que Bourdieu (dont la théorie doit beaucoup au marxisme) appelle l’ordre symbolique.

        À partir de ces deux sources, on pourrait établir toute la panoplie des attitudes face aux cultures dominées. Il importe cependant de n’en retenir que les plus significatives, ainsi que Claude Grignon et Jean-Claude Passeron les ont repérées.

GRIGNON (Claude) & PASSERON (Jean-Claude), Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie ; Paris, Gallimard/Le Seuil, coll. , 1989.

1.2.        Le rejet des cultures minoritaires

        La première de ces attitudes ne nous intéresse guère, car elle nie en bloc le caractère culturel des phénomènes que nous étudions, mais elle mérite cependant qu’on s’y attarde un peu parce qu’elle reste communément répandue. Il s’agit de ce que Grignon et Passeron ont appelé l’ethnocentrisme de classe. Cette position consiste à s’accaparer le monopole de la définition de la culture. Elle est évidemment le fait des classes dominantes et se marque par le refus de voir ce qu’il y a de relatif dans la culture dominante pour l’élever au rang d’absolu universel et transhistorique. C’est donc un véritable déni de culture qu’opère l’ethnocentrisme de classe en refusant de reconnaître toute valeur et même toute existence aux cultures minoritaires. Typique de cette façon de voir, l’assertion courante qui veut « qu’il n’y ait pas culture et culture, mais seulement la Culture, avec un grand C ». Il faut en effet bien comprendre que pour rester crédibles, les tenants de cette conception élitiste doivent nécessairement restreindre le champ d’application du terme « culture » aux seuls objets dont ils sont assurés d’avoir une maîtrise supérieure à celle des autres classes : littérature, arts plastiques, musique, etc. Il s’agit donc de donner ici une définition étroite de la culture qui s’abstienne surtout de la considérer comme un ensemble de pratiques définissant un mode de vie : le bricolage, le football ou les jeux de cartes sont ainsi bannis de la culture parce qu’ils ne constituent pas des pratiques où la classe dominante peut faire valoir son excellence et, surtout, parce que, pris globalement, tous ces éléments formeraient un ensemble cohérent qui démontrerait la relativité de toute culture.

        Instrument par lequel la classe dominante cherche à pérenniser son pouvoir, la culture ainsi conçue n’est pas exactement la culture de cette classe telle qu’elle la pratique quotidiennement : elle est un idéal de culture, une norme qu’on n’est pas obligé de respecter soi-même, mais qui doit être suffisamment restrictive pour en décourager l’accès auprès des classes inférieures. Cet outil de sélection sociale trouve ses deux relais les plus efficaces dans l’école et la langue : l’institution scolaire contribue plus que tout autre à imposer cette définition de la culture et à la faire passer pour naturelle ; quant à la langue, elle possède elle aussi une norme et elle opère directement comme signe d’appartenance sociale, toutes les formes d’expression linguistique qui ne correspondent pas au « bon usage » étant immédiatement renvoyées dans les limbes du patois ou de l’argot.

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        Les fonctions et les valeurs que l’ethnocentrisme de classe prête à la culture sont également remarquables et tournent autour de deux pôles apparemment contradictoires : le sérieux et la gratuité. Dans cette conception, la culture exige un effort ; elle ne se réduit en rien à un simple divertissement qui ne laisse pas de traces ; elle constitue au contraire un enrichissement et contribue à l’accomplissement de l’individu ; elle doit donc s’acquérir (dans cette vision, il n’y a pas d’ « objets culturels », mais seulement une essence abstraite « culture » qui se fond dans l’individu qu’on appelle l’ « homme cultivé »), et cela demande sérieux et ...

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