Les fonctions et les valeurs que l’ethnocentrisme de classe prête à la culture sont également remarquables et tournent autour de deux pôles apparemment contradictoires : le sérieux et la gratuité. Dans cette conception, la culture exige un effort ; elle ne se réduit en rien à un simple divertissement qui ne laisse pas de traces ; elle constitue au contraire un enrichissement et contribue à l’accomplissement de l’individu ; elle doit donc s’acquérir (dans cette vision, il n’y a pas d’ « objets culturels », mais seulement une essence abstraite « culture » qui se fond dans l’individu qu’on appelle l’ « homme cultivé »), et cela demande sérieux et concentration (« patience et longueur de temps »), le plaisir qu’on peut y trouver s’apparentant à la satisfaction qui récompense l’effort. Mais en même temps, la culture ainsi chèrement acquise est absolument gratuite et ne sert à rien, sinon à nourrir l’esprit. La jouissance esthétique est un pur bonheur qu’on peut éventuellement partager, mais qui ne se monnaie pas : reconnaître à la culture une quelconque utilité serait implicitement dévoiler sa fonction sociale ; celle d’assurer la reproduction des rapports de force qui structurent la société.
1.3. Le relativisme culturel
Cette attitude face aux cultures minoritaires est l’exact opposé de l’ethnocentrisme de classe. Elle postule que chaque culture possède sa propre cohérence interne, son propre symbolisme irréductible à tout rapport de domination. Le relativisme culturel ne considère donc pas qu’il y a des degrés de culture, mais une juxtaposition de cultures autonomes. L’intérêt de cette conception est évidemment de réintroduire les cultures populaires dans le champ des phénomènes observables et elle est comparable à l’état d’esprit de l’ethnologue qui étudie une société radicalement différente de la sienne.
Les travaux de Richard Hoggart sur la culture ouvrière s’apparentent partiellement à cette position : assez significativement, l’auteur, qui veut démontrer que la culture des ouvriers anglais résiste bien à la massification et conserve un certain degré d’autonomie, utilise le terme culture dans son acception la plus large (modes vie, pratiques de la vie quotidienne). C’est ainsi qu’il est conduit à envisager tous les aspects de la vie ouvrière, depuis l’habitat et la structure familiale jusqu’à la lecture de magazines, en passant par la fréquentation des cafés. Le relativisme culturel ne peut en effet être démonstratif que s’il parvient à intégrer les pratiques culturelles (prises au sens limité du terme) dans un ensemble plus vaste où elles deviennent significatives, non plus par leurs insuffisances par rapport à la culture savante, mais par leur cohérence et leur spécificité. Par exemple, si les classes populaires pratiquent une lecture de divertissement pur, ce n’est pas parce qu’elles sont incapables de consommer autre chose qu’une littérature dégradée et simpliste ; leur besoin d’évasion compense des conditions de travail pénibles, mais surtout la perpétuelle précarité de leur situation matérielle ne les incite pas à investir dans des projets culturels à long terme, là où une lecture de divertissement répond parfaitement à cette organisation de la vie.
Le point faible de la position relativiste est qu’elle tend à pratiquer l’oubli, même partiel, des rapports de domination qui s’établissent entre cultures, car celles-ci ne constituent pas des compartiments étanches, mais sont en constante interaction. Le relativisme culturel poussé à l’extrême perd d’ailleurs toute pertinence lorsqu’il devient populisme ; il se double alors du romantisme dont nous parlions précédemment, et opère purement et simplement une inversion des valeurs. Les cultures populaires sont valorisées contre la culture dominante et l’on entre alors dans une mystique de peuple qui est rarement exempte de connotations politiques. Cette attitude, outre qu’elle aboutit souvent à sanctionner indirectement la hiérarchie en place, risque aussi de déboucher sur un anti-intellectualisme dont on connaît les dangers.
1.4. La théorie de la légitimité
Si le relativisme culturel bien compris permet de faire droit à la spécificité des cultures populaires, la théorie de la légitimité offre quant à elle le moyen de rendre compte des relations de domination qui s’instaurent entre les différents types de cultures. Cette théorie, dont le représentant le plus brillant est Pierre Bourdieu repose sur l’hypothèse de base selon laquelle les principes de hiérarchisation qui organisent une société de classes ne sont pas sans effet sur la culture et qu’ils tendent à se retranscrire sous une forme particulière dans la sphère symbolique : le terme « légitime », utilisé pour qualifier la culture dominante sous-entend ici la soumission à un ordre, accepté à des degrés divers par l’ensemble de la formation sociale. Autant dire que le point central, et polémique, de cette théorie est celui du consentement à la domination : quel est le degré d’acceptation de l’idée d’illégitimité culturelle de la part des agents culturellement dominés ? Autrement dit, jusqu’à quel point reconnaissent-ils l’illégitimité de leurs pratiques et la supériorité de la culture savante ?
On peut prendre l’exemple de la description que donne Bourdieu des « goûts de luxe » et des « goûts de nécessité ». Les premiers, caractéristiques des classes dominantes, se signalent par l’éventail des possibilités de choix qu’ils offrent : propres à la bourgeoisie, ils postulent l’idée de liberté (c’est-à-dire de distance par rapport à la nécessité), seule condition du choix, et ils s’incarnent dans la notion de gratuité entendue au sens d’absence de raison fonctionnelle dans le choix. Par contre, les goûts de nécessité, propres aux classes dominées, se caractérisent par la réduction des possibilités de choix et par l’ajustement plus étroit entre conditions matérielles et choix de vie ; expression paradoxale puisqu’elle semble dire qu’il y a acceptation (goût) de l’imposé (nécessité), le goût de nécessité traduit en fait une relation de privation par rapport aux goûts de luxe, en ce sens qu’il se donne dans le moins, le manque, la restriction.
On voit ici à quelles attitudes extrêmes face aux cultures dominées peut pousser la théorie de la légitimité si elle est mal comprise : le misérabilisme où l’étude des cultures illégitimes se résume à un inventaire d’insuffisances et à une description des barrières qui freinent l’accès à la culture savante : en termes de littérature, cette attitude soulignera par exemple l’aspect dégradé des techniques narratives du roman populaire, en montrant qu’il s’agit de la reprise, sous une forme affadie, de techniques légitimes qui ont été acceptées par l’usage (routinisées) ; elle ne verra pas, par contre, que ces techniques, même si elles semblent grossières et naïves aux tenants de la culture légitime, ont leur cohérence interne et leur raison d’être dans le feuilleton. Ainsi décrite, la culture populaire ne peut être qualifiée qu’en termes de retard, de limitations, d’insuffisances symboliques,... Elle ne méritera alors que lamentations et apitoiements, accompagnés de l’oubli de l’ordre social qui produit cette illégitimité.
2. Lecteurs populaires
Le parcours théorique qui précède, s’il n’apporte pas de réponses fermes, permet néanmoins de circonscrire plus étroitement la problématique de la culture populaire. Celle-ci se ramène en effet à quelques grandes questions d’ordre général, que l’on voudrait maintenant mettre à l’épreuve des faits en les appliquant au problème précis de la lecture en milieu populaire. On dispose en effet de quelques études sur le sujet :
THIESSE (Anne-Marie), Le Roman du quotidien. Lecteurs et lectures populaires à la Belle Époque ; Paris, Le Chemin Vert, 1984.
ROBINE (Nicole), Les Jeunes travailleurs et la lecture ; Paris, La Documentation française, 1984.
BAHLOUL (Joëlle), contribution dans : Pour une Sociologie de la lecture. Lecteurs et lectures dans la France contemporaine [sous la dir. de Martine Poulain] ; Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, coll. , 1988.
Ces trois études ne recouvrent pas tout à fait le même sujet, mais le recoupement de leurs résultats peut apporter bon nombre d’indications sur les questions que nous nous posons et qu’on peut grosso modo ramener à trois grands types :
1°) Comment l’allégeance à la culture légitime se marque-t-elle chez des agents culturellement dominés ?
2°) À l’inverse, et malgré cette domination, une certaine forme d’autonomie est-elle perceptible dans leurs pratiques culturelles ?
3°) Étant donné a) et b), quelles modalités de lecture peuvent apparaître et avec quels effets ?
2.1. Le consentement à la domination et la conscience de l’illégitimité
D’une façon générale, toutes les enquêtes convergent pour souligner que les « lecteurs populaires » ont une représentation dominée de leurs lectures. Cette conscience de l’illégitimité de leurs pratiques se traduit en premier lieu par un déni de culture : puisqu’ils lisent les « mauvais genres », ils ne lisent pas ; seules les « bonnes » lectures sont avouables.
S’ils reproduisent vers eux-mêmes le mépris dans lequel la sphère cultivée tient leurs pratiques, les lecteurs populaires n’en perçoivent pas moins la hiérarchie culturelle dans ses grandes lignes. Ils sont ainsi parfaitement capables d’identifier la « bonne littérature », même s’ils ne la lisent pas, et les institutions qui assurent sa promotion (bibliothèques, librairies, etc.) dont ils se sentent exclus. Il ne fait pas de doute à cet égard que l’école joue un rôle primordial dans cette perception des choses : généralement, les lecteurs populaires l’ont fréquentée pendant trop peu de temps pour accéder à la culture légitime, mais ils y sont suffisamment restés pour en recevoir une représentation de la culture qui dévalorise leurs pratiques et leur donne le sentiment d’exclusion dont on a dit un mot.
Ce mépris porté sur leurs lectures reproduit ainsi la hiérarchie cultivée et ses principes: les bonnes lectures sont difficiles (elles nécessitent du sérieux) et enrichissantes, mais elles leur sont inaccessibles ; la littérature de masse qu’ils fréquentent est par contre facile, mais ne vaut rien. Le bon livre se reconnaît d’ailleurs à la densité de son texte et à l’absence d’images. Il est typique de constater que ces lecteurs des « mauvais genres » identifient plutôt bien les auteurs légitimes, en les situant assez correctement dans l’échelle des valeurs cultivées : les grands auteurs scolaires (Hugo, Zola,...) sont bien connus, les grands romanciers du 19e siècle constituent le sommet de la littérature, qui est assimilée au seul roman ; enfin, la littérature moyenne (Loti, Bourget, les prix Goncourt, etc.) est reconnue comme telle et parfois lue.
2.2. Une véritable spécificité
S’ils ont donc une représentation dominée de leurs pratiques culturelles qui tend à les exclure du champ même de la culture, les lecteurs populaires développent pourtant, à l’égard de ces objets méprisés, une attitude autonome et indépendante des critères légitimes.
Les principes de classement des œuvres diffèrent totalement de ceux de la culture savante et produisent une taxinomie des genres originale, que l’industrie de la littérature de masse ne s’est pas privée d’exploiter : le sujet détermine ces classements en créant des catégories « vécu », « vie pratique » ou « action »…
De même, l’originalité et la nouveauté ne sont en rien des aspects de l’œuvre littéraire qu’ils apprécient ; au contraire, leurs préférences vont aux livres qui témoignent d’un certain conformisme, c’est-à-dire qui restent fidèles aux habitudes acquises. Les lecteurs populaires, à l’inverse des lecteurs cultivés, recherchent tout ce qui va dans le sens de l’uniformisation des goûts, perçue comme signe d’appartenance collective. Cette uniformisation va de pair avec une revendication explicite du divertissement : comme le disait Hoggart, la lecture en milieu populaire est avant tout une lecture de compensation (s’évader un temps des contraintes du travail) ; elle peut éventuellement se doubler d’une dimension instrumentale (lire pour que ça serve à quelque chose).
Enfin, si l’école semble bien reproduire les hiérarchies instituées, c’est surtout le noyau familial qui programme les choix concrets de lecture. Il s’y ajoute tous les instruments de la médiatisation de masse (télévision, publicités,...), qui ne présentent pas les mêmes barrières que les institutions légitimes de diffusion de la culture. Les incitants à la lecture sont donc à l’opposé de ceux que privilégie la sphère savante et ce phénomène se double d’une préférence pour les lieux non légitimés d’approvisionnement en livres : supermarchés, papeteries, tabac-cigares, clubs du livre, etc.
2.3. Modalités de lecture
Ainsi résumés brièvement, les principaux traits qui caractérisent la représentation que les lecteurs populaires se font de leurs pratiques paraissent assez ambivalents : d’une part on assiste à une forte intériorisation de l’illégitimité de leurs lectures. De l’autre, ils manifestent une relative indépendance dans l’organisation de leurs goûts et dans le choix de leurs critères d’évaluation. Il y a là une opposition qui joue sur le couple abstrait/concret : ce qu’ils enregistrent de la littérature légitime, ce sont avant tout des valeurs instituées, des principes abstraits qu’ils n’ont pas à appliquer pour eux-mêmes ; la tendance à la spécificité, elle, apparaît dans les cas concrets, quand il s’agit de lectures effectives. La façon dont s’articulent ces deux univers de représentation, entre lesquels le lecteur populaire est écartelé, n’est pas simple et donne lieu à des modalités de lecture très particulières.
L’une des premières manières dont se manifeste le rapport au livre est l’attention à sa qualité d’objet : la présentation (gros titres, illustration, quatrième de couverture explicite,...), la taille du caractère, le nombre de pages ou l’appartenance évidente à une collection déjà connue sont des critères de choix importants. Il ne faut pas croire que cette attention à la matérialité du livre soit l’apanage des seuls lecteurs populaires ; les lecteurs cultivés la pratiquent aussi, mais de façon négative : l’austérité du livre, son « bon goût » dans la présentation sont perçus comme des indicateurs de sa qualité. Simplement, les lecteurs populaires font un usage plus avoué et plus franc de ces signes extérieurs. Corollaire de cette attention au livre-objet, son utilisation comme « capital objectivé », comme « signe extérieur de culture ». Là encore, le trait est commun aux deux champs culturels, mais la conservation et l’exposition des livres, chez les lecteurs dominés, est singulièrement sélective : la plupart des lectures effectives ne sont pas conservées alors que sont exposés des livres plus légitimes qui n’ont souvent été que partiellement ou pas du tout lus (livres de prix, collections vendues par correspondance, dictionnaires, encyclopédies et même collections de magazines reliés).
Un aspect plus fondamental des modalités de lecture populaires est que la lecture ne trouve place dans aucun horaire ni emploi du temps. Il n’y a donc pas de programmation, à l’inverse de ce qui se passe dans la sphère cultivée où la culture, et en particulier la lecture, occupent un temps défini et socialisé. Cette absence de programmation marque en même temps l’absence d’investissement dans la lecture : c’est parce qu’elle n’a pas de place définie, pas d’utilité repérable que la lecture se pratique de façon désorganisée, dans des moments « volés » où il n’y a rien d’autre à faire ou au hasard d’une envie. C’est en effet la caractéristique d’une intégration de la nécessité culturelle que de prévoir un temps qui lui soit uniquement dévolu, ce qui n’est faisable que si l’on accorde une certaine légitimité à ses pratiques en la matière. Le fait qu’il n’y ait pas de temps socialisé pour la lecture est-il dû à une manière d’indépendance ou à une forme de résignation face à une culture dont on se sent exclus ? Il faut ici rappeler que la lecture, loin d’être une activité solitaire comme on la présente souvent, est en fait une pratique de sociabilité qui, pour perdurer, doit être sans cesse relancée par les contacts avec d’autres lecteurs et, plus généralement, doit avoir une utilité sociale (aliment de discussion et d’échanges, façon de se mettre en scène,...). Or, à l’exception de la famille, les enquêtes ont montré qu’il n’y avait pas ou peu de place pour la lecture dans la sociabilité populaire : elle n’est donc guère rentable socialement, ce qui explique en partie qu’elle soit renvoyée dans un non-temps, un temps hors du temps organisé de la vie quotidienne.
En troisième lieu, il apparaît que les lecteurs populaires sont, selon le mot déjà cité de Gramsci, contenutistes. L’attention exclusive au contenu est en effet clairement repérable dans les compte-rendus qu’ils font de leurs lectures : elle se marque par un meilleur souvenir des titres plutôt que des noms d’auteurs, et se répercute dans la taxinomie des genres que les lecteurs populaires établissent. Ce privilège accordé au contenu vient en partie de ce que des agents culturellement dominés maîtrisent mal l’espace des possibles narratifs et stylistiques et ne perçoivent donc guère les variations formelles comme porteuses de sens (là où les lecteurs cultivés les interprètent constamment). Ce phénomène trouve sa source dans la scolarisation : les lecteurs populaires n’ont généralement pas dépassé le cycle primaire ou la première moitié du cycle secondaire ; durant cette époque, l’apprentissage de la littérature se confond avec celui de la langue et porte essentiellement sur des extraits choisis et commentés pour leur sens, l’étude du style et de la forme étant le fait des années terminales du secondaire ; à cela s’ajoute que les lecteurs populaires ont généralement reçu un apprentissage très normatif de la langue (la langue apprise ne correspondant pas au niveau de langue qu’ils pratiquent), ce qui la fait percevoir comme une réalité transparente et instrumentale, et ne rend donc pas à même d’accorder valeur aux variations qu’elle peut subir.
Secondairement, cette maîtrise imparfaite des codes stylistiques et narratifs produit souvent des lecteurs « monomaniaques », attachés à un seul genre, à une seule collection ou à un seul auteur, qu’ils ont l’habitude de lire et qu’ils peuvent donc fréquenter avec le sentiment sécurisant d’avancer en terrain connu (cf. la répartition selon les sexes).
Enfin, la conception du réalisme (et donc du rapport réel/fiction) diffère de celle de la culture savante : le lecteur populaire n’est en effet que peu touché par l’illusion réaliste en tant que telle, en ce sens qu’il reconnaît surtout dans les représentations que lui offre le roman un réel de convention (sorte d’illusion réaliste au second degré). Ceci explique pourquoi le roman populaire se caractérise par des descriptions souvent caricaturales et stéréotypées et un taux de redondance qui horrifie le lecteur cultivé : ce que recherche le lecteur de feuilletons, c’est surtout du déjà-vu, un univers autoréferentiel qu’il apprécie parce qu’il le reconnaît. Ce n’est donc pas une image du réel qu’il veut voir dans le roman, mais une norme. On peut expliquer à nouveau cette attitude par la non-maîtrise des codes de la représentation, qui ne sont pas, comme dans la sphère savante, l’objet d’une déconstruction visant à découvrir comment l’illusion réaliste est produite.
Dans ce contexte, on comprend mieux que, comme le disait Hoggart et comme le prouvait l’exemple de Sue, le lecteur populaire ne soit guère touché par l’idéologie parfois outrancière de la littérature de masse : peu intéressé par le décodage des variations formelles, peu porté à investir dans la culture parce qu’il s’en sent exclu, et ne pratiquant donc pas la mise à distance critique (repérage de l’idéologie) caractéristique des préoccupations intellectuelles de la sphère cultivée, il est plutôt enclin à n’accorder qu’une importance réduite à ses lectures. Comme le démontrait Anne-Marie Thiesse, il est ainsi conduit à les aborder avec légèreté et comme latéralement, sans trop s’y attacher ; il est de ce fait moins susceptible d’être atteint durablement par une idéologie qui véhicule un message très appuyé de conservation sociale. D’autant que la lecture n’étant pas l’objet d’une programmation véritable, elle est peu intégrée à sa vie et n’a donc sur lui que des effets limités.
Conclusions
Il ressort de tout ceci une image contrastée de la littérature de masse et de ses effets sur ses lecteurs. Deux points méritent ici un rapide développement en guise de conclusion.
D’une part, il apparaît qu’à travers ses lectures, le public populaire renouvelle constamment l’expérience de sa situation dominée. Les représentations qu’il se fait de ses pratiques culturelles reproduisent le mépris dans lequel les tient la sphère cultivée et créent un sentiment d’exclusion de la culture légitime. De façon détournée, cette attitude sanctionne en fait l’ordre social des choses et contribue au maintient des rapports de force qui structurent et hiérarchisent la société.
À cet égard, le rôle joué par l’école est exorbitant et il faut insister sur sa fonction de reproduction sociale : les sélections qu’elle opère déterminent en grande partie le rapport à la culture ; toutes les enquêtes démontrent en effet qu’à l’allongement du cycle des études correspond un accès facilité à la culture au sens étroit du terme, et en particulier à la lecture; par contre, quand la durée de la scolarisation est brève, les barrières mentales qui limitent les pratiques culturelles dites légitimes se renforcent, ainsi que l’image dominée que la personne a d’elle-même. Ceci prouve à nouveau que la culture est au centre des enjeux de société et que tous les débats autour de sa « démocratisation » ne sont pas inutiles : en faire un moyen d’intégration sociale n’est ni une utopie démagogique ni une volonté d’imposer à tous la norme cultivée (qui l’est de toutes façons), c’est au contraire une réponse adéquate à la fonction qu’occupe la culture dans notre société.
D’autre part, il est perceptible qu’un certain nombre de questions que se pose l’analyste à propos de la littérature de masse sont peut-être mal formulées, parce que le public populaire pratique parfois des modalités de lecture fort différentes de celles de la sphère cultivée. Par exemple, insister lourdement sur le caractère conservateur de l’idéologie du roman populaire n’est pas faux, mais c’est sans doute vouloir ignorer que le processus de conservation sociale agit en amont du texte lui-même et bien avant sa mise en forme narrative. En ce sens, l’étude de la littérature populaire oblige à réévaluer ses propres critères de jugement et à relativiser les normes de la culture savante, en les prenant pour ce qu’elles sont : une certaine façon de voir, liée à une certaine image que certaines gens se font d’eux-mêmes et de la place qu’ils occupent dans la société.