Ce sont ces considérations qui permettent à Bernard Manin de dégager une théorie générale de la production de légitimité par la délibération. La délibération est productrice de légitimité, car elle permet à l’individu d’appréhender son vrai vouloir : une volonté construite sur une détermination de priorités hiérarchisées et une saisie plus complète des données du problème, que celle qui aurait été la sienne dans l’hypothèse d’une prise de décision isolée. Autrement dit, loin de rendre le jeu politique plus opaque et dissymétrique, la délibération seule est à même de constituer l’individu en une entité politique autonome., elle est le processus collectif qui seul peut rendre possible le bon déroulement du processus individuel décrit par les classiques. Ainsi le tort des théories classique et utilitariste, nous dit en somme M. Manin, est d’avoir considéré le jeu politique comme un cadre où des acteurs à la rationalité parfaite agissent pour déterminer avec certitude quelle est l’issue nécessaire, à un problème lui-même envisagé comme portant sur une réalité objectivement connaissable. Il nous semble alors que Bernard Manin fait lui-même une analyse trop idéaliste en semblant postuler l’égale capacité des individus à tirer profit de la délibération, sous-estimant ainsi les différences culturelles entre les individus qui devraient ici se retrouver nivelées, alors même que ce nivellement est tributaire d’un certain acquis, et éludant totalement le problème du dogmatisme et de l’affect alors qu’il aurait été intéressant de se demander justement si le rôle de cet affect ne serait pas amoindri par le jeu de la délibération. D’autre part, on regrettera que Bernard Manin n’ait pas jugé utile de préciser à quel niveau de formalisme on peut parler de délibération, par exemple : le simple fait pour un individu d’assister à un débat télévisé sans pouvoir y intervenir constitue-t-il une participation à la délibération ?
Un autre écueil, ajoute-t-il consiste à assimiler le forum et le marché. L’erreur est en fait similaire à celle des classiques : le jeu politique y est envisagé de manière trop idéalisée : le politologue y raisonne sur la base d’une démocratie idéale comme l’économiste raisonne en hypothèse de concurrence pure et parfaite, or, en politique comme en économie il n’y a pas d’élasticité parfaite de la demande par rapport à l’offre, l’approche utilitariste est ici réfutée : les effets des politiques se mesurent à long terme, l’information n’y est pas transparente : ces effets sont souvent diffus et donc difficile à évaluer avec exactitude, les coûts eux même à la différence des prix peuvent être sous-estimés lorsqu’ils sont diffus et que l’avantage obtenu est « massif » ; sur le marché la demande préexiste à l’offre, c’est le contraire qui se produit sur le forum (un argument valable mais qui mériterait d’être nuancé) ; sur le marché la multiplication des demandes est source de dynamisme et de prospérité, sur le forum c’est une pluralité limitée qui est souhaitable afin que les énergies se concentrent sur la gestion efficace de problématiques ciblées.
Enfin, Bernard Manin ajoute une autre dimension à la production de légitimité par la méthode délibérative : non seulement celle-ci réalise le principe classique du fondement individualiste de la légitimité, mais elle confère aussi une légitimité supplémentaire au fait majoritaire parce que celui-ci n’est plus la stricte prédominance de la majorité sur une multitude, mais devient l’œuvre commune d’une seule multitude par l’occasion donnée à tous de participer à son élaboration. Toutefois précise-t il que ce fait ne saurait suffire à maintenir la minorité dans le jeu politique suivant la décision, ceci justifiant l’activité des syndicats et associations, ce qui nous semble d’ailleurs discutable en ce que le rôle premier de ces organisations est de participer à la délibération : quand bien même leur action a lieu postérieurement à la prise de décision, cela indiquerai simplement que le débat n’est pas totalement clos.
Le texte suivant, de Daniel Boy, Dominique Donnet Kamel et Philippe Roqueplo nous donne un aperçu de ce que peut être la pratique de la délibération en nous faisant le récit d’une conférence « de citoyens » sur les problématiques relatives aux O.G.M. Ce type de conférence, expérimenté pour la première fois au Danemark, se donne pour objectif de remédier à la crise de légitimité que connaissent les démocraties de rapprocher citoyens et politiques en permettant aux premiers de saisir la difficulté du rôle confié aux seconds. Elle revêtait ici une dimension supplémentaire : Lionel Jospin, alors Premier ministre, entendait par-là satisfaire l’exigence de débat public exprimée par diverses franges de la population. C’est l’Office Parlementaire d’Evaluation des Choix Scientifiques et Technologiques (O.P.E.C.S.) qui s’est chargé de son organisation. L’organisation, mise en œuvre par un comité de pilotage indépendant était la suivante. Dans un premier temps, des spécialistes assuraient la formation d’un panel de citoyens choisis sur une méthode similaire à celle suivie pour les sondages. Ces citoyens purent ainsi préparer un ensemble de questions pertinentes qu’ils poseraient aux experts lors de la conférence qui suivrait. Au terme de cette formation et de la conférence, le panel a arrêté un certain nombre de recommandations au gouvernement.
Cette initiative fournit une une occasion de vérifier la théorie de Bernard Manin. En effet les conditions sont assez bonnes pour cela, des précautions sont prises : pour que le panel soit représentatif des citoyens, encore que sa taille laisse en ce sens à désirer, et pour que l’information qui lui soit délivrées soit la plus objective possible. De plus, l’enjeu est assez important pour que tous puisse se trouver un intérêt à solutionner les problématiques abordées, et les contraintes de temps qui pèsent sur ce panel contribuent à rendre la situation comparable avec ce que peut vivre un citoyen hors de cadre artificiel. Cependant, la pression médiatique a pu inciter les individus à produire un investissement supérieur à celui qu’ils auraient fourni sans elle, et le fait que les individus soient contraints de produire une opinion interdit de comparer cette situation avec une participation à la délibération entendue au sens large : par la formation et l’échange d’opinions auxquels le citoyen isolé peut accéder, via son environnement social et les médias notamment.
Un premier fait vient étayer le propos de B. Manin : les scientifiques s’accordent à dire que la formation reçue, a bel et bien permis au panel de situer les problématiques, et de les hiérarchiser, de sorte que les questions par lui formulées soient jugées pertinentes. Intéressant est aussi le fait que l’avis rendu rende compte d’opinions variées : pour le citoyen donc, la décision ferme et légitime n’est pas celle qui ne fait entendre une seule voix, mais celle qui au contraire accorde une certaine reconnaissance aux opinions minoritaires.
Comme Bernard Manin, Dominique Donnet Kamel conclu que le groupe délibérant se reconnaît comme légitime parce que les individus interviennent immédiatement, et que la délibération est collective. Quant à une éventuelle corruption du jeu politique par le débat dans le sens ou l’évoquait Rousseau, la formation pourtant massive sur l’agriculture n’ayant pas pour autant donné lieu à un débat conséquent, il semble que si la compétence des individus s’en est retrouvée changée, la formation est en revanche sans effet sur leurs priorités.
Le propos de D. Donnet Kamel semble confirmer la théorie de Bernard Manin en voyant dans la compétence acquise et la procédure consistant à discuter d’égal à égal des sources de la légitimité du groupe délibérant et ajoute même une autre source de légitimité : la proximité avec la société. C’est parce que la minorité se reconnaît dans le citoyen de la majorité du même corps social, qu’il peut reconnaître sa légitimité à le représenter, ou a prévaloir sur lui le minoritaire, plutôt qu’à celle d’hommes politiques souvent perçu comme plus ou moins étrangers au corps social.